Episode 8 : Albert Einstein
Mes deux assaillants me transportent d'une main sous chaque épaule, et me traînent comme une marchandise, la face contre terre, les pieds glissant sur les dalles du sol. On emprunte sur quelques mètres le même couloir que celui de ma venue. Un badge actionné devant une borne nichée dans le mur, déclenche l'ouverture d'un passage que je n'avais pas remarqué la première fois, faut dire que j'étais très pressé.
Ils me déposent à l'intérieur d'un cube de verre épais, et se postent dans le fond obscur de la pièce. Tout est sombre, l'éclairage de ma cellule diffuse un halo sur l'environnement immédiat, je distingue une machine truffée de commandes et d'écrans, qui semble remplir toute la surface restante du lieu. A l'intérieur de ma cage, une espèce de grosse ventouse trône au centre, aux quatre coins, des colonnes de capteurs clignotent et émettent des bips.
Les effets paralysants sur mes nerfs s'estompent, je parviens à me mettre debout en m'appuyant sur les parois de verre. Han ! Je sursaute. Un homme en blouse blanche se tient juste de l'autre côté, sa silhouette se superpose à mon reflet sur la vitre.
— Je n'approuve pas ces méthodes brutales mais elles sont parfois nécessaires avec les plus récalcitrants.
Je crois voir une réincarnation du docteur Albert Einstein tellement il lui ressemble. Sa voix me parvient avec quelques secondes de retard par des haut-parleurs situés dans les colonnes.
— Oh oui, vous vous demandez comment voyager dans le temps… Savez-vous que le temps est relatif et non absolu ? Le temps au sommet de la tour Eiffel passe plus vite qu'à sa base. Cela laisse entrevoir des perspectives, non ? Vous allez me rétorquer que nos habitations ne se sont pas élevées dans les airs, et que la gravitation est identique à celle d'il y a un siècle…
Il faisait les cent pas tout en marmonnant ses questions-réponses.
— Pourtant l'homme est entré dans le noyau des atomes, il en modifie la structure interne. La manipulation de ces énergies puissantes et l'exploitation industrielle massive des éléments, ont amené à long terme une mutation du règne minéral. L'impact des rayons cosmiques de plus en plus actifs sur notre atmosphère perturbée par nos pollutions, altère aussi la structure nucléaire de notre planète. Il résulte de tous ces paramètres une intensification de sa radioactivité, la chaleur augmente, la matière se dilate. Le tout dans une évolution générale cohérente, sans extinction des existences capables d'adaptations formidables à leur milieu changeant. Bien entendu vous n'y entendez rien ?
Il s'est planté devant moi à cet instant. Mon air hébété ne le dissuade pas de continuer, il reprend ses va-et-vient et son charabia.
— La matière perd de sa densité, sa masse diminue, la gravité s'estompe, le temps s'accélère. Elémentaire, n'est-ce pas ? En un mot, la terre devient plus "énergie" que "matière". E=MC² ! Cela vous dit-il quelque chose ?
Il s'est à nouveau arrêté à mon niveau. Je me disais bien qu'il y avait du Einstein dans l'air. Il ne me laisse pas le temps de répondre.
— A deux époques distinctes de densité non semblable, l'espace-temps de l'une et de l'autre diffère. Des univers parallèles en quelque sorte, l'un en avance sur l'autre. De là, naviguer dans les espaces-temps devient un jeu d'enfant, il suffit de densifier la matière pour reculer.
— Quoi ? Vous allez augmenter ma masse ?
— Plus exactement, vous désintégrer. Vos prélèvements moléculaires ont très bien réagi aux tests. Et puis, nous allons vous reconstituer d'une densité choisie, extrêmement précise, correspondante à celle d'un lieu et temps déterminé. Vous vous retrouverez, avec votre nouveau corps, instantanément positionné dans l'environnement adéquat. N'est-ce pas formidable ?
— Mais vous êtes fou ! Je vais mourir !!!
— Nous sommes très au point, vous savez. Cette opération est sans danger, peut-être connaîtrez-vous quelques effets résidus simplement. Bien, placez-vous sur ce socle au centre, je vous prie.
Je m'exécute à regret mais si je ne collabore pas, ils utiliseront la force, et cette épreuve est déjà suffisamment atroce pour l'empirer davantage. Je monte sur la pastille en mesurant chacun de mes pas, mes jambes me portent à peine, tout mon corps tremble de la tête aux pieds tellement je suis effrayé. Un tube de verre s'élève du sol et s'encastre dans une autre pastille au sommet, je suis encerclé d'un caisson hermétique, et n'entends plus les dernières paroles du scientifique. Je le vois s'éloigner vers sa machine tandis que je tambourine contre les parois en hurlant de mes dernières forces pour l'arrêter.
— Attendez ! Comment vais-je revenir ? Toute cette technologie et ces connaissances n'étaient pas connues en 1997. Je ne pourrai jamais revenir ! Arrêtez ! Arrêtez ! Au secours ! Laissez-moi sortir !
Il ne s'occupe plus de moi, totalement absorbé par les données et signaux qui défilent devant lui. Je me sens subitement devenir léger, de plus en plus inconsistant, mes sens ne m'envoient plus aucune perception, je flotte dans les airs, je deviens l'air, je ne suis plus rien, et puis... un éclat extrêmement puissant explose dans la cabine !
Photo d'une supernova, trouvée je ne sais plus où, sur internet.