Sur ses traces - Page 2
J’investis le temple, l’accueil est pudique, je suis une femme, aucune faiblesse ne me sera permise, je dois conquérir les résistances et prouver que j’ai ma place dans cette tradition masculine.
Le taureau surgit fièrement, une bête magnifique au regard dominateur. Il fonce sans la moindre hésitation à travers toute la piste pour frapper les planches où s'abritent les peones. Je m’avance sur le sable à découvert, il m’a repéré, on se guette. Ce duel immobile me refroidit, des frissons s’emparent de moi alors que l’agressivité du soleil est insolente. Pourtant ce n’est pas de la peur, simplement une part d’éternité que je saisis à cet instant, d’une telle puissance que mon corps ne peut qu’en trembler. Je savoure ce moment. Il est à moi, il m’est acquis. Personne d’autre sur ces gradins ne peut le connaître, jamais, quoi que soient leur assiduité et leur fanatisme des courses, une barrière nous sépare, ils sont derrière, je l’ai franchie.
Là, au milieu de l'arène, j’atteins mon père, je lui vole une part de son existence, cet homme absent de ma vie, mystérieux, inaccessible, qui disparaissait des mois entiers, année après année, pour des destinations qu’on me gardait secrètes. Le silence régnait invincible à toutes questions malgré mes larmes, malgré mes frayeurs de ces départs aux allures de voyage dont il ne reviendrait pas. En fin de saison, il rentrait épuisé, parfois blessé, mais toujours il repartait, comme une fièvre absolue dont il ne pouvait se libérer. À présent, je m’approche de lui, j’accède à son univers, je ressens ses fiertés, ses craintes, ses victoires et ses douleurs qu’il emportait avec lui dans sa solitude.